Ma mère me cherchait. Où t’étais parti ? Il s’était rendormi. Elle fut catastrophée. Qu’avais-je fait ! Elle m’avait pourtant crié « va chez Lucien, qu’il appelle les gendarmes… » Idiot que j’étais, c’était pour l’apeurer, qu’il retourne se coucher. Qu’allait dire monsieur le maire ?! Tout le monde allait savoir ! Les gendarmes n’arrivaient pas… nous avons osé monter les escaliers, ma mère finirait la nuit avec ma sœur.
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Une cuisine salle du manger ordinaire et « de l’autre côté », salle de réception, avec depuis 1976 une télévision (noire et blanc). Une cloison sur trois mètres a dessiné un couloir se ponctuant d’un côté par la porte d’entrée (jamais fermée à clé durant la journée, quand, du lundi au samedi, le boulanger entre et dépose un pain sur la table), de l’autre par un rideau. Avant ce rideau, sur la gauche, une porte, vers une petite pièce remplie des vieilles affaires de ma grand-mère, quasi débarras à traverser pour accéder à l’escalier, ses douze marches, son couloir ; sur la droite les trois chambres, d’abord la mienne, minuscule, celle de ma sœur et celle, au bout, des parents.
J’y ai dormi dans cet antre du monstre et sa soumise ; jusqu’à 5-6 ans ; j’avais un lit à barreaux juste à côté de ma mère ; aucun autre souvenir ; ma sœur occupait la chambrette devenue la mienne tandis que celle du milieu était fermée, « réservée lors de l’arrangement » par ma grand-mère.
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La salle « de réception » : toujours propre. S’il passe avec ses bottes imbibées de litière ou boue, ma mère s’empresse de nettoyer. Au cas où quelqu’un viendrait ! Surtout que « les gens » ne puissent pas colporter qu’elle n’entretient pas correctement son intérieur. Une femme doit savoir tenir sa maison, repasser le linge, préparer des gâteaux, des tartes, servir de bons plats…
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Bien avant de savoir l’exprimer, la fragilité de l’existence m’était évidente. M’est-elle apparue trop tôt ? Je ne sais pas, finalement. J’avais peur de mourir. Même de maladie, à cause des « tu vas crever… », de tuberculose, du cancer. Mais aussi d’une chute de tuile, d’un oreiller écrasé sur la tronche, d’un coup de couteau, d’un accident de voiture, d’une roue de tracteur…
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Les gendarmes sont venus. Le lendemain. Un peu après midi. J’étais tout juste rentré de l’école. Je croyais qu’ils allaient enfin nous en débarrasser mais ils ont bu l’apéritif avec lui. Ma mère les a servis.
Oui il avait bu un verre de trop la veille mais ça arrive à tout le monde, n’est-ce pas ? C’est la vie ! Il ne comprend pas quelle mouche m’a piqué d’aller réveiller monsieur le maire ; j’ai dû faire un mauvais cauchemar ; ça m’apprendra à regarder la télé ; décidément les gens vont encore dire qu’il n’a pas de chance avec un fils pareil, un fainéant qui ne l’aide même pas à la ferme ; il n’est plus maître de moi ; si ça continue il va devoir m’envoyer en maison de correction…
Et ces deux pandores le croient ! Reprennent un Ricard, sourient. Je fixe la bouteille, envie de la briser.
Je me tais, pensant « au moins je ne verrai plus ta gueule. » Mais au même moment me revient une habituelle menace : « un jour quand tu rentreras de l’école, ta mère sera pendue au bout de la fourche. » (traduction)
La fourche : une grande fourche rouge à quatre dents, devant le tracteur, qui permettait de transporter des ballots de paille ou effectuer une fois par an la litière des veaux. Ma mère transpercée, sanguinolente au bout de la fourche rouge : c’était l’un de mes cauchemars.
J’avais dix ans, ça durait depuis des années, cette vie d’enfant d’alcoolique, avec pour seules issues notre mort ou la sienne.
Des extraits du cinquième roman :
- Partir. Je voulais qu on parte
- Notre honorable Lucien a-t-il appelé les gendarmes durant la nuit ou le matin ?... quelques paragraphes .
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